CONCURRENCE DISTRIBUTION – PROPRIETE INTELLECTUELLE – TECHNOLOGIES DE L’INFORMATION
DROIT DE L’INFORMATIQUE – DROIT DES CONTRATS – DROIT DE LA PUBLICITE ET DE LA CONSOMMATION
Juridique – Aymeric Louvet, Klyb Avocats
Un Chablis servi bien frais :
allocation GD supprimée, mandant fautif et agent commercial triplement indemnisé !
Contexte – Une société spécialisée dans la vente de vin sous AOC Chablis mandate un agent commercial afin d’assurer le développement de ses ventes auprès des centrales d’achat SCADIF et SCAPNOR (Leclerc).
Suite aux très mauvaises récoltes 2016 et 2017, et à une baisse de 60% de la production de ses producteurs partenaires, le mandant informe ces centrales qu’il ne participera pas à l’appel d’offre et ne pourra pas livrer de vin.
La suspension des livraisons est effective pendant deux ans. A l’issue, l’une des deux centrales met fin à toute collaboration.
L’agent – se plaignant d’avoir perdu 98% de son chiffre d’affaires – saisit le tribunal compétent pour obtenir la résiliation du contrat d’agence aux torts du mandant et l’indemnisation des préjudices subis.
Faute du mandant qui décide de ne plus livrer la grande distribution en raison de la baisse de la production ou cas de force majeure ?
La Cour écarte toute force majeure dès lors que les conditions jurisprudentielles cumulatives classiques ne sont pas réunies : l’obligation de livrer n’était pas impossible, « malgré la chute de la production de Chablis liée aux événements climatiques de 2016 et 2017, du vin a été produit par les domaines partenaires du mandant »; les circonstances climatiques étaient temporaires et ne pouvaient donc pas relever de la force majeure.
Le mandant n’est donc pas fondé « à invoquer la force majeure pour justifier la réduction drastique des allocations de vin ».
En conséquence, si la chute des volumes de production devait nécessairement affecter le volume distribué auprès de la grande distribution, « cette chute devait néanmoins être proportionnelle à celle de la production ».
Or, la réduction du volume à destination de ce secteur est de 98% alors qu’elle n’est que de 32% pour la vente de vin en vrac.
Le mandant n’a donc pas « donné à son agent les moyens d’exécuter son mandat et a sciemment privilégié certains modes de distribution au détriment du mandat confié à [l’agent], ce qui caractérise un défaut de loyauté ».
En outre, celui-ci a pris rendez-vous avec l’une desdites centrales sans en informer son agent alors que « l’obligation de loyauté impliquait […] que ce dernier soit avisé de toute démarche commerciale ou de toute opération commerciale effectuée sans son intermédiaire », peu important qu’aucune exclusivité de clientèle n’ait été concédée.
Et la Cour d’en conclure : « ces manquements graves et répétés justifient la résiliation du contrat aux torts [du mandant] ».
Observations –Difficile de contester ici la solution écartant la force majeure. En revanche, pour la Cour, le mandant aurait dû allouer à l’enseigne un volume dont la baisse devait être proportionnelle à celle de la production. Cette affirmation nous parait discutable.
Le mandant doit en effet rester libre, dans de telles circonstances, d’affecter les allocations selon d’autres paramètres objectifs que le seul effet mécanique de la baisse de production. Par exemples, en tenant compte de la pérennité des relations voire du niveau de marges de chacun des clients/partenaires.
Si cette décision de différenciation entre les canaux de distribution est objectivement justifiée, les conséquences sur l’activité de l’agent ne devraient pas lui être imputables notamment si le mandant a proposé des leviers alternatifs à l’agent pour compenser ses pertes de commissions (en ce sens CA Bordeaux 14/09/2022 n°19/04793, nos obs.).
Mais il est vrai que des décisions récentes semblent s’intéresser davantage aux conséquences économiques pour l’agent qu’aux causes objectivement démontrées (CA Rennes 26 avril 2022, n° 21/03494).
Préjudices indemnisables pour l’agent ?
Outre l’indemnité légale de fin de contrat ici fixée à deux années de commissions, l’agent commercial peut-il obtenir réparation du manque à gagner du fait de cette absence de livraison pendant deux ans ainsi que de l’atteinte à sa réputation professionnelle liée au rendez-vous pris sans l’en informer ?
La Cour accueille les demandes de l’agent.
Concernant d’abord le manque à gagner, il est précisé que cette indemnité « n’a pas vocation à réparer le même préjudice que l’indemnité de cessation de contrat, qui a pour objet de réparer la perte de toutes les rémunérations acquises lors de l’activité développée dans l’intérêt commun des parties ».
Or, le mandant a commis une faute contractuelle engageant sa responsabilité en refusant de fournir du vin.
Néanmoins, et contrairement aux demandes de l’agent, cette indemnisation ne saurait être fixée à deux années de commissions calculées sur la moyenne des commissions habituellement perçues au regard de la faiblesse des volumes de production pour ces deux récoltes.
Le manque à gagner est donc fixé à 60% (chute de la production) desdites commissions théoriques déduction faite des commissions effectivement perçues. L’agent obtient enfin réparation du préjudice lié à l’atteinte à sa réputation professionnelle
Observations – Concernant la demande relative au manque à gagner, son succès est directement lié à la date à laquelle la rupture du contrat aux torts du mandant est fixée par la Cour, soit au jour du rendez-vous fautif entre le mandant et l’enseigne.
Autrement dit, postérieurement aux deux années « blanches ». Il s’agit donc de réparer la perte des commissions pour l’avenir du fait de la rupture (indemnité légale) mais aussi les commissions auxquelles l’agent aurait pu prétendre pendant la suspension des approvisionnements si le mandant avait exécuté ce dernier loyalement (manque à gagner pendant ces deux ans).
Afin de déterminer ce dernier préjudice, la Cour retient un manque à gagner fixé en référence aux commissions qui auraient été perçues si 60% des volumes habituels avaient été livrés à la grande distribution.
Solution qui pourrait inciter les mandants à mettre un terme au contrat d’agent commercial au moment même où la suspension (totale ou partielle) des livraisons est actée et risquer, dans ce cas, le paiement de seule indemnité légale… Donc une analyse au cas par cas de chaque situation et une prise de décision au moment opportun.
En attendant, assurons-nous que le Chablis est bien servi à température…
CA Paris 29/06/2023 nº 19/20254
Aymeric LOUVET
Avocat-Gérant